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Jeanne Bischoff, ou le grand œuvre bibliophile par Élise Canaple

Centre de l’illustration de la médiathèque André Malraux de Strasbourg / 23 août 2021

 

Travailler encore et encore la matière papier, jusqu’à épuisement ou plutôt jusqu’à la métamorphose, la transmutation en quelque chose de profondément autre, et pourtant conservant le lignage graphique de la découverte initiale : voilà le projet et le « grand œuvre » si l’on peut dire de Jeanne Bischoff, alchimiste contemporaine. Car l’immédiateté apparente de ses créations ne doit pas tromper. Si les formes et les couleurs ont acquis une simplicité flamboyante, rappelant la texture textile – comme une revanche sur les inspirations premières de l’artiste – c’est bien au prix de dizaines voire de centaines de manipulations préalables mettant en jeu tout un travail de décomposition – recomposition tant numériques qu’au bon vieux duo ciseaux & colle bâton.

 

Lorsque j’ai rencontré Jeanne Bischoff, elle vivait et travaillait dans sa chambre, nimbée de vapeurs de colle justement, les yeux oscillant sans cesse entre papier jauni et écran surbrillant, et ce qui m’a frappée alors, c’est l’urgence de sa démarche. Alors qu’elle explorait la création en volume papier pour la première fois, elle abordait ce défi avec une fièvre renouvelée. Chez elle, la mue, la transformation de la matière est véritablement un moteur. La moindre de ses créations semblant achevée peut ainsi redevenir à tout moment matériau initial, argile pétrie prête à être remodelée. Ce sont ainsi des étapes préparatoires, montages – découpages – désossages numériques de ses premières œuvres que sont nés ses premiers livres à systèmes mirifiques, pleins de tourbillons et de dédales où le détail devient trame et inversement.

Sources & Matière première livresque

A la base du travail de Jeanne Bischoff se trouve toujours un matériau source dont la teneur est primordiale. La quête de cette source représente pour Jeanne un enjeu fondamental, voire l’essence même de sa création. En effet, son âme est collectionneuse, de livres certes mais aussi d’ephemera, de céramiques, de petits objets graphiques de toute sorte. Son regard est acéré mais selon ses propres critères, elle repère ce petit rien indéfinissable qui fait des rebuts des uns les joyaux des autres. C’est une forme de super-pouvoir à vrai dire : amener Jeanne Bischoff dans un vide-grenier et l’observer trouver au milieu du bric-à-brac la perle rare est un exercice de fascination. Sa mère l’incitait enfant à déambuler dans la ville le nez au ciel, à regarder, vraiment regarder les immeubles pour y déceler formes et motifs, leur imaginer une histoire, en faire un conte merveilleux. De cet apprentissage du regard, Jeanne Bischoff a conservé la faculté du voyant, celle de percevoir à travers la poussière et le papier oxydé le frémissement d’autre chose, d’un secret à dévoiler. Mais c’est un équilibre fragile que celui-ci. Il faut que la rencontre entre elle et le matériau se fasse de manière fortuite, personnelle, aléatoire et donc unique.

La bibliophilie de Jeanne Bischoff est celle de l’intime, des raisons inexpliquées et de la reconnaissance mutuelle entre un objet graphique et quelque chose de profond en elle. « Parce que c’était elle et parce que c’était eux » pourrait-on dire. Il n’y a pas là à chercher un rapport classique à la collection, centré sur un siècle, un éditeur, un illustrateur ou même un thème. Non, tout peut inspirer Jeanne Bischoff. Fascinée dans son enfance par le décorum populaire de la dévotion campagnarde, autels domestiques ornés de fleurs et bougeoirs brillants, mais aussi pour les faïences grossièrement recollées d’une aïeule maladroite, elle a le goût des formes humbles, des papiers cassants et jaunis où les traces de doigts attestent dans la poussière des manipulations multiples. Entre une édition originale de Piranese et un papier de charcuterie à carreaux vichy, il est fort probable que l’emballage soit ce qui l’émouvra le plus, dans toute sa glorieuse simplicité bicolore. Ce qui est le plus fascinant encore est l’élucidation rétrospective de ses choix curatoriaux. Dans les bacs à quelques cent d’un bouquiniste, Jeanne Bischoff va sélectionner un ou deux livres. Interrogée, elle répondra que ce qui a provoqué chez elle l’achat, c’est le sentiment d’y avoir « rencontré un regard graphique différent ». Elle ignore parfois tout du contenu des ouvrages, la rencontre est ainsi purement visuelle. C’est quand elle effectue a posteriori des recherches sur ses coups de cœurs qu’en général « tout s’explique », que les boucles se bouclent et que tout raisonne comme sur la même corde sensible entre le corpus constitué et son œuvre créative. Jeanne Bischoff collecte les livres et les sublime, faisant ainsi honneur à l’étymologie même du verbe « lire », du latin legere soit « ramasser, rassembler, recueillir ». Elle semble fourrager au hasard au fond de caisses sans ordre ni classement, et pourtant son regard si particulier détecte comme la résonance d’une même sensibilité esthétique par-delà le temps et l’espace. Ces matériaux graphiques alimentent la flamme de son œuvre comme un carburant. Son corpus constitue le socle de sa création, provoquant chez elle excitation et jubilation, mais aussi panique et appréhension à l’idée de ne pas trouver le livre avec qui l’étincelle se fera. Heureusement pour nous, cette heure n’est pas encore venue.

 

De La Mode à plat aux volumes naturels

Pendant plusieurs années, jusqu’à cette création récente intitulée « Pour en finir avec La Mode illustrée », Jeanne Bischoff a ainsi travaillé sur la base de trois fascicules hérités de sa grand-mère de cet illustré consacré aux dernières tendances vestimentaires de l’entre deux siècles. Cette revue présentait des gravures de modes certes, mais aussi des indications techniques, des éclatés de vêtements, des patrons, ainsi que des reprises détaillées de motifs décoratifs, broderies, passementeries, boutons. Jeanne Bischoff a travaillé, et retravaillé encore, cette matière limitée et déjà hautement graphique, comme une revanche sur l’histoire familiale. Elle a décidé d’en faire ce qu’elle voudrait, elle l’a malaxée, triturée et fondue au creuset des logiciels contemporains, jusqu’à donner naissance à des collages où la forme semble se détacher, pure abstraction tonifiée de couleur, provoquant chez le spectateur une première réponse directe par sa simplicité, son immédiateté, en même temps qu’un questionnement plus profond sur le cheminement parcouru entre la source et la création achevée. On est émerveillé de ce regard qui a su déceler et magnifier l’essence au milieu du maniérisme technique.

A la suite de ses premiers collages à plat inspirés par La Mode illustrée, Jeanne Bischoff a entrepris de revisiter son propre travail, remettant sur le métier son ouvrage, pour explorer le volume. Reprenant ses travaux préparatoires, elle transmuta ces étapes invisibles en de nouvelles œuvres, sculptures de papier permettant l’interactivité et pour la première fois affirmant une filiation avec le livre en tant qu’objet. Huit livres à systèmes sont nés de cette exploration, délicats, complexes, ouvrages épais et pourtant bien fins à l’aune des mondes hypnotiques et merveilleux qui s’y déploient. Si le lien avec le textile reste présent, c’est déjà vers la botanique que s’oriente l’imagination.

Et cette parenté avec l’illustration scientifique va trouver un prolongement dans la rencontre de Jeanne Bischoff avec l’œuvre entomologique de Maria Sybilla Merian, découverte au détour d’un voyage berlinois. Le choc visuel est immédiat, la proximité d’âme évidente pour l’artiste qui ne sait pourtant rien encore de la démarche et de l’aventureuse biographie de la naturaliste. Le travail de recensement des espèces de Merian, et plus spécifiquement ses compositions rassemblant en une même planche les différentes phases larvaires des papillons, se présente pour Jeanne Bischoff comme un écho idéal à la multiplicité des étapes préparatoires de son propre processus créatif.

Le projet d’« en faire quelque chose » va mûrir pendant deux ans, au fil desquels Jeanne Bischoff en apprend plus sur cette artiste – scientifique dans un compagnonnage, une sororité graphique qui va donner naissance à « Mérian en cinq tableaux », livre pop-up magnifique qui explose de couleurs et de vie. Cette œuvre en volume signifiera aussi le début d’un nouveau chapitre pour Jeanne Bischoff qui va progressivement se détacher de La Mode illustrée et autres variations décoratives pour explorer de nouvelles sources graphiques dans un mélange d’appréhension et d’exaltation.

 

Le voyage à Prague

Lorsqu’elle aborde sa résidence d’artiste à la Meet Factory, Prague n’est pas une inconnue pour Jeanne Bischoff qui y a déjà séjourné à deux reprises. Elle y avait découvert les antikvariat, bouquinistes typiquement tchèques chez qui l’on trouve le tout-venant comme l’exceptionnel, chacun selon sa propre personnalité. Ces boutiques de livres anciens exercent d’ores et déjà une fascination chez elle à la mesure de son addiction bibliophile. Elle sait, elle sent que c’est là que se trouve sa réponse, la source possible de son nouveau matériau de travail, minerai à transmuter du commun en l’exceptionnel de l’œuvre. De surcroît, cette fois elle sera seule à Prague, libre d’errer, de déambuler, de trouver sans savoir ce qu’elle recherche, avec la délicieuse angoisse de possiblement ne pas trouver. Et pourtant tel n’était pas initialement le projet, puisqu’elle devait travailler sur un corpus donné au sein du Musée des Beaux-Arts, pari risqué car les parcours balisés ne sont pas vraiment le terrain favori de celle qui dit aimer « libérer le hasard » des trouvailles imprévues. Des problématiques d’accès à ce corpus vont fort heureusement pour elle – et pour nous – rendre caduque cette approche cadrée et lui donner toute la liberté dont elle a besoin pour explorer les antikvariat et composer une archive personnelle, base de travail et exploration de la riche histoire graphique tchèque.

Pour la première fois depuis longtemps, elle part de zéro ou presque et ce vertige ouvre pour elle un champ des possibles, où elle décide de suivre son instinct, de se nourrir de la ville. Le matin, elle arpente ainsi les rues, caressant les murs, avec le besoin d’y épuiser sa tête et ses pieds. Elle allie son obsession pour la quête de livres différents, de rencontres visuelles fortuites avec son projet : elle avait rêvé de dévaliser les antikvariat depuis son premier voyage à Prague, tout en ressentant la culpabilité propre à toute addiction ; désormais qu’elle sait qu’elle va en faire sa matière première, cela devient une mission. Chaque jour, elle traque, fouille, chine dans les bacs en vrac des libraires anciens. Peu à peu le corpus prend forme, qu’elle triture inlassablement l’après-midi, copiant, imprimant, découpant, scannant, redécoupant, étalant par terre les tirages successifs… Il n’y a plus de papier ? Qu’importe, elle imprime plusieurs fois sur le même papier, se délecte fébrilement des accidents de parcours. Le sol de son atelier se jonche de feuillets, étapes préparatoires encore et encore retravaillées, elle a l’impression d’être redevenue une enfant trônant au milieu de ses découpages et collages en cours. Elle isole des éléments d’une couverture, retravaille un détail d’illustration intérieure, son processus demeure inchangé : elle épuise les formes jusqu’à parfois ne conserver qu’un triangle, un carré, une ligne. Elle épure jusqu’à l’os cette matière inédite et profondément sienne, collection entièrement constituée de ses achats au fil des jours, incarnation tangible de son regard graphique personnel. Cette source se révèle prolixe et plus elle assemble et combine un à un les ouvrages en une bibliothèque au sens plein, dont le tout incarne plus que chacune de ses parties, plus se tisse la toile visuelle de sa rencontre avec Prague et l’histoire tchèque de l’art et du livre au XXème siècle. C’est ainsi que vont se détacher progressivement les noms du photographe Sudek, de Karel Capek mais aussi de Zdenek Seydel, dont elle découvre le travail de metteur en pages après avoir noté la familiarité entre différents ouvrages acquis. Au détour de traductions qu’on lui fournit de certains textes, elle trouve écho dans la démarche artistique d’un artiste qui dit « se servir de rien », c’est exactement ce qu’elle fait. Elle part du vrac, d’une rencontre fondée sur l’émotion ; le regard savant vient par la suite pour confirmer et articuler ses intuitions, en cette élucidation rétrospective qui donne sens et chemin parmi les rayons de cette bibliothèque idéale, choisie et arpentée jusqu’à plus soif. La cohérence du corpus est saisissante. On y ressent de surcroît la jubilation fébrile d’avoir pu constituer dans l’urgence et l’émerveillement un ensemble d’« affinités électives » purement personnelles. Jeanne Bischoff a visiblement puisé là une maîtrise renouvelée de son processus créatif, nourri de l’émulation ressentie à la Meet Factory où celle qui consacra une partie de sa vie à l’opéra, au théâtre et au cinéma tant sur scène que dans les coulisses, renoue également avec la musique et l’animation, pour revenir cependant encore et toujours au livre sous la forme ouverte d’un leporello virtuose. Elle transcende les motifs isolés en vibrations graphiques d’une grande intensité, cartes texturées et nœuds gordiens de couleurs, géologies fantasmées où toute forme est poussée en ses retranchement, comprimée puis redéployée à l’envi dans des images évoquant explosions et implosions gazeuses, divisions et multiplications cellulaires, mais aussi les strates sédimentaires ou encore le déferlement de la Vltava. Ses inspirations naturalistes transmutent avec dextérité le livre, dont le papier retrouve l’arbre et le chiffon, la fibre reprenant vie sous nos yeux ébahis.

Prague semble avoir été une expérience libératoire pour la pratique de Jeanne Bischoff : en pleine possession de l’ensemble de ses moyens créatifs – corpus, méthode, inspirations comme expériences synesthésiques – elle s’ouvre à un horizon renouvelé comme en témoigne la percée figurative opérée lors du confinement. Mais cela est une autre histoire, un nouveau chapitre qu’il nous tarde déjà de découvrir plus avant avec elle désormais.

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