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Epuiser les formes

Rencontre avec Jeanne Bischoff 

Par Florence Andoka

 

Nul visage, nul corps, juste des robes anciennes de fillettes se multipliant à l’infini, sous le vol régulier de scarabées oblongs. Le dessin de Jeanne Bischoff s’intitule Saul, et renvoie sans doute au corps du roi israélite exposé sans tête dans le récit biblique. Ça déborde, ça roule, ça s’échappe du cadre de la feuille. Psychédéliques ou surréalistes, les motifs de l’artiste tendent parfois à l’abstraction, trouvent leurs volumes dans le jeu des couleurs et entretiennent toujours un rapport exigu avec la rêverie. Le Musée de l'Impression sur Étoffes, à Mulhouse, vient de consacrer une exposition sur la place des femmes dans l’histoire du textile. Invitant l’œil à reconsidérer la frontière entre arts décoratifs et beaux-arts, l’exposition présentait l’œuvre de Jeanne Bischoff aux côtés de celle de Gabrielle Chanel, Paloma Picasso ou encore Sonia Delaunay. A partir du 10 novembre 2016, le travaille de la jeune plasticienne strasbourgeoise sera à nouveau exposé dans l’institution mulhousienne, au sein d’un parcours cette fois-ci consacré aux formes et aux couleurs dans le textile.

 

Votre travail est aujourd’hui présenté au sein d’expositions consacrées au textile. Quelle relation votre travail entretient-il avec ce médium ?

 

C’est la matière première que j’utilise pour créer mes motifs qui sert de lien entre mes dessins et ce médium. En effet, je travaille à partir d’extraits de gravures du journal La Mode Illustrée. Il s’agit de fragments de tournures, de jupons, de pyjamas pour enfants, de chaussons. Ensuite je travaille ces éléments en utilisant un logiciel de traitement d’image. Bien qu’informatisé ce procédé est très archaïque, comme une simple paire de ciseau. Cette méthode de création rappelle le travail de recherche dans la sphère médicale avec des cellules, qu’il convient d’identifier diviser, multiplier, associer…Dans mon travail, l’image disparaît complétement pour en laisser apparaître une nouvelle. Périodique publié dès 1860, La Mode illustrée, raconte la femme à travers la mode et le textile à une certaine époque. Je possède 11 recueils de La Mode illustrée, ce qui correspond pour l’instant à une quantité incroyable de possibilités de constructions ! Ce qui m’intéresse dans une image ce n’est pas seulement ce qu’elle représente. J’y vois quelque chose d’abstrait, une matière première brut que je peux transformer.  Ce qui est drôle aussi, c’est qu’on me dit souvent que mes motifs ressemblent à du tissu ! Je travaille beaucoup le détail. Leur construction résulte parfois d’une centaine d’assemblage. A la fin, cette complexité donne l’impression de voir de la broderie, du tissage, parce que le dessin pourrait être regardé à la loupe tant il est détaillé. C’est comme si la matière première se vengeait et réapparaissait inconsciemment, puisque les motifs que j’ai créés et qui sont présentés dans l’exposition, je ne les ai jamais imaginés pour être imprimé sur du tissu. Le textile n’est pas ce que je préfère ou ce qui m’intéresse le plus dans les arts décoratifs. Cela fait maintenant quatre ans que je travaille sur le motif et je n’ai encore jamais imprimé, ni même pensé à imprimer mes dessins sur tissu.

 

On a le sentiment que les formes s’amplifient, se multiplient, gagnent tout l’espace jusqu’à saturation. Comment insufflez-vous cet effet ? Quel sens prend-il ?

 

Je déteste l’idée d’un dessin qui vivrait seul au centre d’une page. Je tiens à ce que quelque chose déborde à l’infini, à ce que l’on rentre directement dans la matière, que l’on ne puisse pas lui échapper. La multiplication a aussi quelque chose d’hypnotique qui me fascine. C’est même un peu effrayant, ça nous englobe comme un papier peint, si souvent générateur de cauchemars chez les enfants.  Lorsque je prends un fragment j’aime le pousser jusqu’à épuisement. Jean Arp dit à propos de ses sculptures : « Je ne lâche pas avant que ne soit passé dans ces corps suffisamment de ma vie ».

 

Vos motifs tendent le plus souvent vers l’abstraction, pourtant on découvre également des corps sans tête, des jungles fleuries, des éléphants. Quelles sont vos sources d’inspiration ?

 

Dans mes premiers dessins (Saul, voir photo), j’avais peu modifié les éléments que j’avais extraits de La Mode Illustrée. Je les trouvais assez forts. Maintenant avec le recul, je me rends compte que mes choix parmi les gravures initiales n’ont jamais été anodins. Des pyjamas d’enfant, rayés auxquels je rajoutais des ailes, ou des animaux monstrueux les dépassant en taille, une forêt sans fond. Cette multiplication, cette répétition de la même image, ce dessin qui a l’air sans limites comme un papier peint, qui semble même sortir de la page est-il un rêve, un cauchemar ? J’ai passé mon enfance entourée de plantes et d’animaux. Dans la maison de ma grand-mère, où je passais beaucoup de temps, il y avait des vitrines avec des oiseaux de toutes les couleurs, des pots avec des animaux marins dans du formol, beaucoup de livres sur le monde animalier et sur les plantes. Végétaux et animaux peuplaient souvent le papier peint et la vaisselle. Je me souviens par exemple qu’il y avait un plat en trompe l’œil représentant de faux œufs en céramique ! Mon Grand-père nous racontait aussi beaucoup d’histoires un peu rocambolesques d’animaux échappés de cirques et se promenant dans la ville…Le Douanier Rousseau !

 

La création de livres d’artistes constitue une part importante de vos recherches actuelles. Vous jouez beaucoup avec les volumes, comme si les formes s’échappaient du livre, que les motifs développaient leurs propres mouvements. Comment les réalisez-vous ?

 

J’adore les livres. Surtout ceux pour enfants. Cette année, j’ai eu l’envie d’expérimenter un nouveau support, toujours dans l’utilisation de mes motifs, par collage, découpage, montage. Je me suis attachée cette fois-ci à utiliser les étapes de construction de mes motifs. Ce que j’appelle leurs « historiques ». En fait après avoir construit un motif, je note, comme une chercheuse, toutes les étapes par lesquelles je suis passée pour arriver au résultat final. Chaque étape est elle-même un élément très esthétique mais que je ne montre pas habituellement. Je les appelle mes « petits gâchis ». Ici j’ai voulu leur donner le premier rôle en les utilisant pour la construction de ces livres animés. Ma première maquette de livre sera ainsi exposée, à partir du 11 novembre dans la nouvelle exposition du Musée de l’Impression sur Etoffes, dans une exposition consacrée aux formes et aux couleurs dans le textile.

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